Economie de la fonctionnalité et réemploi

Théo Padovani 24/07/2020
Tête Bobi
©Christopher Dombres, Overconsumption, 2015

Dans cet article, nous revenons sur l’un des piliers de l’économie circulaire que nous évoquions dans l’un de nos précédents articles : l’économie de la fonctionnalité. C’est l’occasion de se demander en quoi le réemploi représente aujourd’hui l’une des réponses possibles à ces nouveaux modèles économiques.

Définition et exemples

Lorsque l’on cherche une définition simple de l’économie de la fonctionnalité, voici le type d’énoncé qui fait aujourd’hui consensus : il s’agit de la vente de l’usage d’un bien ou d’un service plutôt que du bien ou du service en tant que tel.

L’exemple le plus connu à ce jour en France est celui de Michelin, qui ne vend plus désormais des pneumatiques mais un service de mise à disposition de pneumatiques, facturé au kilomètre parcouru. En première lecture, on pourrait croire à une simple reformulation des termes du contrat, plus à même de coller à la novlangue actuelle. Pourtant, force est de constater que ce modèle induit des changements profonds dans les manières de produire et de consommer : consommation sans propriété des biens, investissement dans les ressources immatérielles des entreprises, développement du réemploi et de la réparation des biens…

Autant de leviers devenus primordiaux avec la raréfaction des ressources et les problématiques écologiques que nous rencontrons aujourd’hui.

Revenons alors plus en détail sur l’exemple le plus commenté, celui de Michelin, qui ne vend donc plus des pneumatiques mais propose une offre complète prenant en charge tout le cycle de vie du produit dont l’utilisateur fait l’usage. Ainsi, grâce à son expertise en termes de pneumatiques, l’entreprise propose désormais d’ajuster le gonflage, de conseiller les chauffeurs en conduite et de recreuser ou rechaper les pneumatiques « au bon moment ».

En cumulant ces facteurs, la durée de vie des pneus est largement prolongée, de manière à diviser in fine par 3,2 la consommation totale de matière première, à distance parcourue équivalente. Ainsi, si l’on résonne en valeur absolue, Michelin a sensiblement augmenté sa marge tandis que dans le même temps, ses clients économisaient en moyenne 36% par rapport à l’ancien modèle.

Nul besoin toutefois de chercher un miracle derrière cette solution gagnant-gagnant : en cernant mieux le besoin, l’usage de son client, la consommation est mieux maîtrisée et les économies en termes de ressources mobilisées profitent à toutes les parties. De manière plus générale, nous voyons alors poindre les principaux avantages de cette économie fondée sur la valeur d’usage :

  • Pour un service égal ou amélioré, la pollution et la consommation de ressources diminuent
  • Elle permet de découpler la génération de revenu de la consommation matérielle (via un recours plus large au diagnostic, au conseil, à la R&D…Voir à ce sujet Prospérité sans croissance, Tim Jackson, 2017)
  • Elle lutte intrinsèquement contre l’obsolescence programmée, puisque le producteur du bien en reste le propriétaire, le poussant à proposer des solutions durables (réparable, réemployable…)
  • Elle nécessite une meilleure connaissance des besoins clients, elle-même génératrice de relations plus durables et de recours à des services de proximité (locaux)
schéma de l'économie circulaire réalisé par l'ADEME
©ADEME, Schéma de l’économie circulaire positionnant l’économie de la fonctionnalité comme
l’un des 7 piliers, 2017

Quelles applications dans le domaine du bâtiment ?

Imaginons maintenant comment le secteur du bâtiment pourrait s’inscrire dans cette économie de la fonctionnalité. Si l’on conserve la définition évoquée plus tôt, il s’agirait donc, plutôt que de vendre un logement (Note : On peut facilement extrapoler à d’autres types de programmes : bureaux, …), d’offrir une solution d’habitat, une performance d’usage pour l’habitant. N’est-ce-pas toutefois ce qu’il se pratique déjà à travers la location ou même, de manière plus temporaire, à travers les hôtels et autres AirBnB ? À bien y regarder, pas vraiment …

En effet, l’économie de la fonctionnalité entend dépasser ce simple passage à la location, bien au-delà de « l’économie de services » classique que nous connaissons aujourd’hui. Elle nécessite de porter une attention particulière aux externalités environnementales et sociales, obligeant ainsi le détenteur du bien ou du service (dans notre exemple, le propriétaire du logement) à opter pour des solutions durables et socialement soutenables.

Force est de constater toutefois que malgré un recul important du mal-logement depuis les années 2000, la majorité des personnes vivant dans des logements vétustes en sont locataires (cf. 21eme rapport du mal-logement en France, Fondation Abbé Pierre, 2016). Pour atteindre les objectifs principaux de l’économie de la fonctionnalité, il faut donc adjoindre à ce modèle locatif une réelle attention à la qualité des habitats construits et rénovés, comme en témoigne une des préconisations de l’ADEME :

« La location ou l’abonnement peuvent représenter un premier engagement dans l’économie de la fonctionnalité seulement si le prestataire vise la juste réponse au besoin réel, s’engage sur la production d’effets utiles et s’inscrit dans une démarche sociale et/ou environnementale (exemples : usage du bien loué plus intensif, allongement de la durée de vie du bien, démarche globale d’éco-conception…). »

Avis de l’ADEME sur l’économie de la fonctionnalité, janvier 2019

Quelle place pour le réemploi ?

Faire le choix du réemploi c’est, à ce titre, toujours opter pour une durabilité augmentée, qui répond à des fonctions nouvelles tout en limitant les consommations matérielles. Un bâtiment est toujours la somme de matériaux vieillissant à des vitesses différentes, et seule une connaissance précise de ces derniers permets d’envisager un usage nouveau dans le projet les réemployant (y compris in situ).

Toutefois, si l’on espère aujourd’hui basculer vers des modèles économiques aussi efficients que celui proposé par Michelin, il convient de lever certains freins qui empêchent aujourd’hui de massifier ces pratiques. Car en effet, si les pneumatiques constituent un gisement important et très homogène, quid des matériaux que nous rencontrons dans un édifice ?

Menuiseries, éléments structurels, revêtements divers, équipements … Autant de ressources disparates qui nécessitent, pour être réutilisées, des savoir-faire spécifiques et des filières établies. Il semble donc à la fois nécessaire de re-développer un artisanat fort capable d’adapter l’ancien aux exigences actuelles, mais également de rentrer pleinement dans une éco-conception globale, optant dès aujourd’hui pour des matériaux que nous saurons réemployer demain.

Certes, cette impulsion passe sans nul doute par un important investissement de départ, mais les avantages qui apparaissent d’ores-et-déjà sont nombreux :

  • en plus d’éviter des coûts de mise en décharge, l’économie de matière première profite économiquement et écologiquement à toutes les parties
  • la création de valeur est réancrée localement, à travers des artisans locaux aptes à remettre en œuvre les matériaux identifiés
  • la création de valeur est partiellement décorrélée de la consommation de matière, chacun des acteurs ayant intérêt à opter pour des solutions plus durables

S’il est difficile d’imaginer quel chemin aboutira au développement de ces pratiques, il semble toutefois primordial que s’instituent des partenariats sur le temps long entre les maîtres d’ouvrage et les acteurs d’une maîtrise d’œuvre adaptée, de sorte à pouvoir anticiper et concilier l’offre et la demande en matériaux de réemploi. Nous pourrons alors espérer viser la « juste réponse au besoin réel », conscients des externalités et capables de répondre de manière soutenable aux usages des habitants.

Chez Bobi Réemploi, nous tentons de répondre à notre « juste besoin » en choisissant notamment le service de voiture partagée proposé par Citiz !

Pour aller plus loin

Le Club Noé, regroupant des acteurs de l’économie de la fonctionnalité dans les Hauts-de-France. Simon Ledez et les membres du groupe Habiter du Club Noé sont notamment à l’origine du volet Habitat et Economie de la fonctionnalité au sein de l’étude prospective de l’ADEME « Vers une économie de la fonctionnalité à haute valeur environnementale et sociale en 2050 », 2017.

L’ADEME a également réalisé une infographie détaillée reprenant les principaux enjeux et leviers de l’économie de la fonctionnalité.

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